Analyse de la crise écologique par Jean-Roland Lassalle
- dr.barthes
- 11 juin
- 18 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 juin

Photo Anne Arnould (sur Wikimedia Commons)
Voici un texte que Jean-Roland LASSALLE m’a remis peu avant son décès, en juin 2013. Enfoui dans les tréfonds de mon ordinateur, il a ressurgi ces jours-ci. Il mérite d’être diffusé.
Qui est J.R. Lassalle ? Jean-Roland nous a accompagnés dès l’élection présidentielle de René Dumont. Il a participé à la naissance du Mouvement Écologiste Indépendant à Châtel-Guyon début septembre 1994.
Professeur d’anglais à Saint Nazaire, c’est dans cette ville qu’il militera toute son existence. Il assurera notamment l’animation de la région Pays de Loire. Ses positions étaient toujours caractérisées par une forte exigence morale et intellectuelle.
Après la tentative d’une certaine gauche de tuer le Mouvement à l’occasion des élections européennes de 1999, il sera le co-artisan de son redressement en tant que secrétaire national, poste qu’il abandonnera affaibli par la maladie et les contrariétés créées par les postures de certains. Il décèdera en pleine conscience le 6 juillet 2013, à l’issu d’une opération qu’il savait risquée, à l’âge de 77 ans.
Le texte ci-dessous a été finalisé pour les journées d’été de 2005, mais il est le résultat d’une longue réflexion argumentaire sur le refus de cautionner la Droite ou la Gauche.
L’idée centrale : la bourgeoisie (incarnée par la Droite) et le prolétariat (défendu par la Gauche) répondent aux mêmes mythes et aux mêmes désirs matérialistes qui expliquent la crise écologique.
Préambule d’Antoine Waechter – mai 2025
Depuis son émergence à partir des années 70, l’écologie engagée, associative et politique, séduit et irrite.
Elle heurte, comme sacrilège, les acteurs économiques dominants dans leur conviction, coulée dans le bronze, que le développement tel qu’ils le conçoivent est un bienfait pour l’humanité. La nécessité, disent-ils, est de satisfaire l’expansion d’une demande de plus en plus exigeante.
Elle les irrite aussi comme une menace, dans la mesure où, remettant en cause le bien-fondé de leur activité, elle dégrade leur image et leur statut dans la société avec sans doute quelques conséquences… sur leurs intérêts individuels bien compris.
Cette hostilité catégorielle manquerait de force si elle n’entrait en confluence avec une idéologie puissamment ancrée dans l’histoire. Cette idéologie parle au nom d’une autre catégorie de citoyens également impliqués, mais au bas de l’échelle sociale, dans le même processus de production et de consommation.
Les deux courants, qui confluent sans jamais se mélanger, sont représentés par deux familles politiques : pour les premiers, la Droite héritière du fameux « Enrichissez-vous ! » de Guizot et prophétesse d’un libéralisme économique à tous crins. Pour les seconds la Gauche, dont le conflit historique avec la Droite ne porte pas sur la production ou la consommation, mais sur la justice sociale, c’est-à-dire sur le partage des richesses générées par le processus de croissance économique. Pour le reste, une culture commune les conduit à rejeter ensemble tout ce qui pourrait déstabiliser la civilisation technoscientifique, industrielle et urbaine que nous connaissons aujourd’hui. Or, depuis une trentaine d’années, les questions que posent les écologistes sur l’état et le devenir de notre milieu vital, les signaux d’alarme qu’ils tirent, contribuent à cette déstabilisation. C’est que, en effet, l’intrusion dans le jeu économique des réalités de la biosphère est précisément une invitation à penser autrement notre mode de développement et jusqu’aux fondements de notre civilisation.
La contre-offensive du « système » à l’égard de l’écologie est impitoyable. Politiquement, un code électoral taillé sur mesure maintient l’intrus hors du champ clos bipolaire. Du même coup, il garantit contre toute alternative réelle les alternances politiques au pouvoir. S’y ajoutent le recours à l’ostracisme médiatique et aux basses manœuvres de disqualification. Ainsi les écologistes apprennent-ils que leurs préoccupations quant à l’avenir du monde les désignent comme rétrogrades, obscurantistes, réactionnaires, ennemis du progrès.
Aussi fallacieuses soient-elles, ces accusations font leur œuvre. Elles troublent les esprits et les encouragent à se détourner des réalités. Ainsi découvre-t-on seulement aujourd’hui, c’est-à-dire trop tard, nombre de problèmes cruciaux pour l’avenir de l’humanité : le réchauffement de la planète avec son cortège de conséquences météorologiques, l’épuisement des ressources vitales non renouvelables, l’ouragan des flux migratoires, celui de la violence terroriste…
C’est pourquoi il est urgent de s’interroger sur la nature profonde, de ce « progrès » que les écologistes sont accusés de combattre et sur ces « progressistes » qui s’en réclament avec ferveur.
Aux sources du progrès : le Temps
L’idée de progrès est récente dans l’histoire d’une humanité vieille de quatre millions d’années. Elle émerge et se développe en Occident au cours des 15 derniers siècles dans le berceau du bassin méditerranéen.
Antérieurement, c’est une vision cyclique de la vie du monde qui prévaut : les choses, les hommes et les saisons naissent, vieillissent, se dégradent et disparaissent. Le temps n’est porteur d’aucun sens particulier et l’Histoire n’est rien d’autre que le récit des passions humaines qui se jouent sur le théâtre du monde.
Une rupture radicale va se produire avec le développement du Christianisme.
Le dieu des chrétiens est unique. Il est le créateur universel. A l’humanité il assigne une trajectoire dont il est à la fois le but et le chemin. Il ne peut se satisfaire d’un temps qui tourne en rond, indéfiniment recommencé. La réalisation du projet divin, la marche vers Dieu impose à chaque être humain une nouvelle conscience du temps. Le temps devient linéaire et, pour les mortels, il est compté. La religion monothéiste chrétienne fait donc du temps l’axe du cheminement de l’homme vers son accomplissement spirituel, son salut, c’est-à-dire la rencontre avec son créateur.
Là se situe l’élément fondateur de la notion de progrès : est en progrès celui qui, dans le temps qui lui est alloué, avance sur le chemin de l’objectif assigné. La notion de progrès est liée à celle d’avancement.
Les conséquences de cette révolution conceptuelle sont capitales : au temps « pessimiste », porteur de corruption et de mort, se substitue un temps « optimiste » porteur de félicité et d’éternité. A la dispersion de la vie livrée aux passions humaines et terrestres succède le sens d’une vie rassemblée pour l’accomplissement spirituel. L’humanité trouve un sens dans cette finalité qui la transcende.
Les écologistes du 21ème siècle seraient sans doute moins concernés par cette rupture si, progressivement, une autre révolution n’était survenue. Elle se développe en dérivant constamment le long d’un fil rouge qui va de la fin du 15ème siècle avec Erasme à la fin du 20ème siècle avec Erasmus(*).
Le Moyen Âge est mort, vive la Modernité.
Aux 15ème et 16ème siècles, la société médiévale connaît une crise religieuse, culturelle et politique.
Depuis longtemps déjà, la Renaissance italienne a ouvert la porte à une soif de connaissances qui fait craquer l’ordre mystique et féodal établi. C’est le temps des érudits qui, comme Erasme, Budé et bien d’autres, vont chercher ailleurs leur nourriture intellectuelle. On redécouvre les trésors des civilisations grecques, latines mais aussi arabes et orientales, c’est-à-dire non chrétiennes et cependant très évoluées.
Dans le même temps, le monde s’élargit. Après celle de Marco Polo le Vénitien qui va vers l’Est explorer l’Asie jusqu’en Chine, c’est l’époque des grandes découvertes vers l’Ouest, par l’océan, avec Vasco de Gama, Christophe Colomb, Magellan, Verrazzano.
La terre qui était plate s’arrondit. Avec Copernic, elle perd au profit du soleil son statut de centre du monde, ce qui met à mal une vérité pourtant garantie par l’autorité divine. Le rythme de l’acquisition des connaissances s’accélère, de pair avec un flot d’inventions techniques dans tous les domaines : médecine, cosmographie, métallurgie, armements, imprimerie, instruments de navigation… la liste en est infinie.
Il résulte de tout cela un affaiblissement du dogme chrétien au bénéfice d’une humanité qui se découvre un savoir et un pouvoir sur le monde. Enfermée pendant dix siècles dans la théologie, la philosophie retrouve ses droits et la liberté de concevoir pour l’Homme un autre destin. La Renaissance, période flamboyante pour tous les arts, est aussi et peut-être d’abord la résurgence du mythe de Prométhée, ce mortel qui osa transgresser l’interdit des dieux en livrant aux hommes le feu de la toute-puissance.
« J’ai lu, dans les livres des Arabes, qu’on ne peut rien voir de plus admirable dans le monde que l’homme. » (Pic de la Mirandole 1485)
Écoutons aussi ce que dit Cardan (1501-1576), un esprit quasi universel très écouté de son époque :
« Qu’y a-t-il de plus merveilleux que l’artillerie, cette foudre des mortels bien plus dangereuse que celle des dieux […] Ajoutons-y l’invention de l’imprimerie, conçue par l’esprit des hommes, réalisée par leurs mains, qui peut rivaliser avec les miracles divins. Que nous manque-t-il encore sinon de prendre possession du ciel ? »
Porté par le bouillonnement de la Renaissance, le progrès sera donc « humaniste ». Il résultera désormais d’une représentation du monde dans laquelle l’homme occupe la place centrale. Progressivement libéré de l’impérieuse « vérité révélée », le progrès s’ouvre à un autre contenu et la vie humaine à une autre finalité.
En plus du concept de progrès inscrit dans le temps linéaire, en plus de la fin nécessairement optimiste de l’histoire, la nouvelle philosophie emprunte au dogme religieux l’image d’une humanité faite à l’image de Dieu et appelée à régner sur tout le reste de la création.
(Pour la petite histoire, contrairement au terme de Renaissance revendiqué dès l’origine par les érudits, l’humanisme traversera le temps sous diverses dénominations (la modernité, les Lumières), mais son appellation lui sera donnée seulement dans la deuxième moitié du 19ème siècle, au moment où ce mouvement aborde un apogée porteur du meilleur et du pire.)
Cette période est aussi celle de l’émergence des États, préfigurations des états nations structurants de l’Europe. Sans eux, le progrès n’aurait sans doute pas pris le tour que nous lui connaissons ni trouvé les moyens de son explosion historique.
Elle est enfin celle d’une mutation économique majeure avec la naissance du capitalisme : les Grandes Découvertes suscitent un flot d’échanges commerciaux et une accumulation de richesses qui vont conduire à la création des premières banques : le progrès humaniste est appelé à se développer dans un cadre étatique et sous une forte influence marchande et financière.
Mais au tout début, les artistes de la Renaissance et les érudits sont essentiellement des chrétiens. Leur critique de l’Eglise ne remet pas en cause le dogme du Dieu Créateur et ils n’imaginent pas quelles conséquences vont découler de leur curiosité, de leur ouverture d’esprit et de leur passion de connaître : la subversion humaniste du 15ème siècle est innocente.
Au 16ème, la graine commence à germer : exit la Providence divine aux desseins impénétrables comme unique et universelle explication de la vie, de la mort, de la souffrance, des événements naturels...Désormais, l’homme va chercher le secours de sa raison, du raisonnement, de la pensée rationnelle, de la science. L’insondable mystique cède du terrain devant la connaissance d’un univers matériel soumis, mesurable et affecté au service exclusif de l’homme.
Les nouvelles Tables de la Loi sont écrites au 17ème siècle : « Il s’agit avant tout de produire des inventions capables, dans une certaine mesure, de vaincre et de maîtriser les fatalités et les misères de l’humanité (…) C’est là le but véritable et légitime des sciences » (F. Bacon 1605) « Il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie et (…) au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle (…) nous les (les= les éléments naturels) pourrions employer à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre maîtres et possesseurs de la nature… » (R Descartes, Discours de la méthode, 1634).
Voilà donc le chemin tracé par deux grands maîtres humanistes. On voit bien là que, par la grâce de sciences utiles, le paradis sera terrestre et essentiellement matérialiste.
Au18ème siècle, les Lumières vont assurer le rayonnement planétaire de ce culte progressiste. L’influence de la religion catholique et le pouvoir de la monarchie de droit divin s’effritent encore. Parallèlement, se multiplient les cafés, salons et sociétés savantes où les nouvelles élites comme Condorcet, Jean-Jacques Rousseau, Madame de Staël et bien d’autres créent les conditions de la révolution. Au nom du Peuple souverain, la démocratie fait irruption sur la scène politique.
La monarchie est morte ! Vive la bourgeoisie !
En 1789, les Sans Culottes révolutionnaires et démocrates arborent fièrement le pantalon qui les distingue des bien culottés de naissance, entendons par là la noblesse de cour. Qui sont-ils ? Les plus voyants et les plus sonores sont les gens du « peuple d’en bas ». Misérables et souvent affamés, ils réclament le pain que le roi se soucie trop peu de leur procurer.
L’autre cohorte révolutionnaire se recrute à tous les étages d’une bourgeoisie depuis toujours méprisée, brimée et bridée par l’aristocratie. Au rez-de-chaussée, les bourgeois artisans, les plus humbles certes, mais très influents auprès du petit peuple des ateliers. Au-dessus, la foule des libéraux aisés et cultivés : juges, avocats, huissiers, notaires…Ceux-là fourniront les tribuns des assemblées révolutionnaires. La grande et riche bourgeoisie enfin, celle du négoce et de la finance.
Dans la conjoncture de 1789, les va-nu-pieds et les bourgeois vont souder leur union contre leurs ennemis communs, la monarchie et le clergé. Par-delà le désir de renverser la monarchie, les deux classes sociales ont en commun le même besoin de liberté. Liberté d’entreprendre pour les uns, liberté d’exister dans la dignité pour les autres. Ce que la formule de Sieyès résume bien :
« Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? – Tout !
Qu’a-t-il été jusqu’à présent ? - Rien !
Que demande-t-il ? - A être quelque chose ».
Ils s’accordent aussi sur la même aspiration à construire ce « quelque chose » sur un plan essentiellement matériel.
Ce fait n’aurait pas d’importance autre qu’historique si le couple ainsi constitué, au hasard de la circonstance révolutionnaire, n’était pas resté depuis, jusqu’à nous, le moteur diabolique - je t’aime, moi non plus – du progrès matérialiste, du développement, de la croissance, c’est-à-dire de notre société industrielle et urbaine : plus de progrès pour les sciences et les techniques, plus de richesses sonnantes et trébuchantes, toujours plus de puissance.
Le moment venu, le partage inéquitable du gâteau provoquera sans doute dans le camp du progrès, la dispute entre d’une part les possesseurs du capital, des machines et du négoce et d’autre part les salariés désormais prolétarisés. Divorce incomplet cependant : chaque camp dépend encore de l’autre pour la réalisation de son ambition et de l’objectif matériel commun. La séparation sera donc de biens mais non de corps, capital d’un côté, force de travail de l’autre, avec la caution plus que jamais fallacieuse des grands idéaux : Humanisme, Liberté, Démocratie, Progrès. Avec plus que jamais en ligne de mire la promesse non moins fallacieuse du paradis terrestre pour toute l’humanité.
Bien avant que Victor Hugo ne l’affirme : « Croire au progrès, c’est prier vers l’infini » Condorcet, grand esprit scientifique et grande Lumière de son siècle s’était fait le prophète du nouveau dieu Avenir :
- « Il arrivera donc, ce moment où le soleil n’éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne connaissant d’autre maître que leur raison. » (Condorcet 1794).
Bilan désenchanté au bord du gouffre
Depuis cette audacieuse profession de foi, l’évolution des sciences et des techniques a été fulgurante. Du début de la révolution industrielle à nos jours, la puissance matérielle de notre espèce a encore connu un essor prodigieux et nous voyons bien que son accélération est constante. Par conséquent, les six milliards d’êtres humains qui peuplent aujourd’hui la planète devraient jouir de la félicité quasi-totale que prédisait Francis Bacon en 1621 :
On est en droit d’attendre de l’augmentation du savoir et de la maîtrise technique « prolonger la vie, rendre à quelque degré la jeunesse, retarder le vieillissement, augmenter la force et l’activité, transformer la stature et les traits, augmenter et élever le cérébral, fabriquer des espèces nouvelles, transplanter une espèce dans une autre, rendre les esprits joyeux et les mettre dans une bonne disposition… » (F. Bacon, La Nouvelle Atlantide).
Nous y sommes. Nous connaissons aujourd’hui une version de ce paradis. Avec un rien de mauvais esprit, nous pouvons le visiter mot pour mot : acharnement thérapeutique, cosmétologie, dopage, productivité, chirurgie esthétique, manipulations génétiques, clonage, stupéfiants, traitements psychiatriques et médicaments psychotropes.
Au risque de se voir verbalisé pour défaut d’optimisme, il faut bien se résoudre à poser la question qui fâche : en ce début de 21ème siècle, où est passé le dieu Avenir ? A quoi ressemble ce bonheur garanti « par la raison démonstrative » d’un progrès matérialiste, humaniste, rationnel, scientifique, technologique et universel ?
Est-il besoin de retracer le chemin des barbaries qui ont jalonné ces 150 dernières années ? .Civiles ou militaires mais inédites par leur ampleur dans l’histoire de l’humanité, nos mémoires en restent frappées : esclavage, racisme, colonialisme, solution finale méthodiquement mise en œuvre par les nazis, goulag stalinien pour innocents dans l’intérêt objectif du Parti, Hiroshima…Bilan accablant et malheureusement provisoire… La fin du 20ème siècle, a encore alourdi l’héritage : aux mêmes drames humains, (guerres, génocides, migrations de la misère et de la famine), nous avons vu s’ajouter l’immense blessure faite à notre environnement vital. Quelques décennies ont suffi pour bouleverser tous les grands équilibres naturels, polluer la biosphère et le cosmos, épuiser nos principales ressources fossiles jusqu’à mettre en branle une dérive climatique accélérée.
Au nom de quel nouveau négationnisme pourrait-on contester que le chemin de cette inhumanité accompagne, en parallèle, celui du progrès des sciences, des technologies, de l’économie, de la richesse ?
Où est l’erreur ?
Comment en est-on arrivé là ?
Disons-le clairement : il ne s’agit pas ici de faire le procès des valeurs, en tant que telles, qui ont nourri continûment cette période. L’état, le capitalisme, l’économie libérale, l’humanisme, la science ont enfanté ensemble, nourri ensemble cette tranche d’histoire qui s’achève sous nos yeux. Si un procès doit leur être fait, l’équité commanderait sans doute de leur reconnaître aussi quelques vertus. Mais, devant l’urgence des menaces, l’objet est ici plus utilement de mettre en lumière les causes principales du tragique déraillement. Car il ne s’agit plus pour ces valeurs de s’opposer à d’autres pensées élaborées au sein de l’espèce humaine. Il s’agit pour elles de se justifier dans une situation où l’ensemble de l’espèce humaine est affrontée à son propre écosystème global.
Qui peut les interroger de façon plus crédible que les écologistes ? Faut-il rappeler tous les appels à plus de sagesse (« Asseyons-nous et réfléchissons ») lancés il y a plus de trente ans et noyés dans le flot impatient des chimères progressistes ? Force est de constater que la pensée humaniste s’est égarée dans des fantasmes de puissance orgueilleuse que nulle sagesse n’est venue modérer : un matérialisme exacerbé, la course à la suprématie entre les premiers grands états européens constitués (Angleterre, France, Espagne…), l’ambition dévorante d’une bourgeoisie d’affaires et de finance…, tout, au contraire, se conjugue pour pousser les feux du nouveau modèle et de constituer le progrès, ce progrès là, en idéologie autosuffisante, ce qu’il est encore de nos jours.
Pour sa part, la science reçoit la mission contre nature de dire le Bien et le Mal, au prétexte, selon Condorcet, que « La nature lie, par une chaîne indissoluble la vérité, le bonheur et la vertu ». Postulat commode et credo indéracinable bien que sans cesse démenti par l’Histoire. La science n’a pas de vocation naturelle à être vertueuse. Elle a une mission d’ordre culturel qui est d’étendre le champ des connaissances et d’apporter son éclairage, un parmi beaucoup d’autres, à la conduite, politique, des affaires de la Cité. En outrepassant cette limite, elle tombe dans l’imposture et le scientisme qui sont sa propre négation.
Avant de refermer ce musée des excès et des erreurs, il faut insister sur l’emballement, au 19èmesiècle, de la mécanique productiviste qui nous conduit aujourd’hui au bord du gouffre. La compétition est une réalité, instinctive ou théorisée, aussi vieille que la vie. Le 19ème siècle ne l’a pas inventée mais il l’a instrumentalisée à partir de la théorie de Charles Darwin sur l’origine des espèces et la sélection naturelle. Le meilleur gagne ! Qui ne gagne pas est un faible et soutenir le faible, c’est mettre en péril le processus « naturel » de l’amélioration de l’espèce. Appliquée au temps court d’une fraction de l’espèce humaine, cette loi du temps long des espèces animales est une dérive intéressée : par elle se sont justifiés les régimes politiques anti sociaux musclés, les conquêtes coloniales et les théories eugénistes du 19ème et du 20ème siècle.
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme… » prévenait déjà Rabelais au 16ème siècle.
Quelle alternative ?
Nous vivons, de façon inégalement ressentie par nos concitoyens, une série d’effondrements qui annoncent de plus en plus clairement un effondrement global. Dans le seul domaine de la matière physique, minérale ou vivante, il ne s’agit plus d’hypothèses et de projections mais de faits actuels, mesurables et mesurés. Le développement à marche forcée de la Chine et de l’Inde sur le modèle occidental précipite le dénouement.
Or, l’histoire nous montre que les civilisations n’anticipent pas leur chute. Elles font trop peu et trop tard ce qu’il faudrait pour l’éviter. Ainsi de l’empire romain décadent, de la société médiévale, de la monarchie française drapée dans sa superbe au pied de l’échafaud. Ce n’est pas, à chaque fois, que les signes annonciateurs aient manqué mais il faut croire que plus le danger est grand, plus grande se veut la cécité et plus forte la dénégation. C’est encore le cas en ce qui concerne le progressisme matérialiste. Notre addiction déraisonnable à la société d’abondance fait que nous cherchons encore notre bonheur dans la fuite en avant d’un développement et d’une consommation prolongés. Nous sommes pourtant déjà entrés dans une période de pénuries que nous, occidentaux nantis, pouvons mesurer en termes de désagréments économiques et sociaux mais que le reste du monde mesure en termes de misère accrue. Autrement dit, la croissance matérielle illimitée, après avoir failli à sa promesse de bien-être universel, se heurte aux limites de notre maison, la planète Terre.
Est-il encore temps de proposer une alternative ?
Sur quelles bases ?
En admettant qu’il ne soit pas trop tard, l’actualité suggère de prendre en considération deux sources susceptibles d’offrir une perspective.
La première est d’essence spiritualiste au sens large.
Si l’ambition du progrès humaniste était de jeter Dieu aux poubelles de l’histoire, l’entreprise n’a pas abouti. Dans le monde entier, les excès du matérialiste productiviste suscitent en réaction une poussée multiforme du sentiment religieux. « L’opium du peuple » retrouve toute sa vigueur dans les pays de l’ex bloc communiste, l’islam flambe, le bouddhisme progresse et les sectes fleurissent dans tout l’occident « rationalisé ». Pour sa part, le nouveau pape de l’Eglise de Rome n’a sans doute pas tort quand il déclare aux Journées Mondiales de la Jeunesse en août 2005 : « C’est Dieu qui fait la révolution ».
Faute d’avoir su produire une morale acceptable, le progressisme matérialiste déifié redonne à la spiritualité les attraits du recours et du refuge.
La seconde alternative possible est profane.
Elle consiste à construire pour l’humanité une morale de l’action inscrite dans les limites imposées par les lois intangibles de l’écosystème général qui est son cadre indépassable : « On ne maîtrise bien la nature qu’en lui obéissant ».
Il s’agit bien là d’une sagesse : d’une part, elle reconnaît la nécessité vitale de l’activité économique (« oikos nomos » = les nombres de la maison) pour assurer durablement le pain quotidien ; d’autre part, elle garantit la durabilité par une prise en compte des régulations non moins vitales, hasardons le terme de macro régulations objectives, que l’économie ne secrète pas naturellement. Nous sommes bien là dans le « oikos logos », la science de la maison, c'est-à-dire l’écologie.
C’est dire que les écologistes militants ne sont hostiles ni au concept de progrès ni au développement des connaissances. Ils se réservent seulement le droit, véritablement politique, d’interroger le sens civique de ce progrès et l’opportunité des applications des découvertes scientifiques. Agir en connaissance de cause ne suffit pas à fonder la responsabilité, encore faut-il aussi décider en connaissance de conséquences. Les quinze 10 dernières années nous ont permis de vérifier que « la nature rend les coups ». Alors peut-être le temps est-il venu pour les écologistes, sottement accusés d’être des adeptes du retour à la bougie, d’éclairer le progressisme, responsable des retours de boomerang. On remarquera combien la conception du progrès mise en œuvre par ces cinq derniers siècles est opposée à l’esprit des deux voies alternatives évoquées ci-dessus. C’est d’ailleurs au nom de chacune d’elles que se manifestent les critiques les plus sévèrement argumentées.
Ces critiques font cependant une impasse majeure : à juste titre, elles incriminent le capitalisme, le libéralisme économique, les états nations avec leurs déviances nationalistes…. A tort elles oublient d’impliquer la matrice première c’est-à-dire la philosophie humaniste constamment invoquée pour tout justifier. Il est vrai que ce mot magnifique est tellement chargé de morale et d’affect, il est revendiqué par tant d’êtres humains (mais, notons-le, principalement en Occident), par tant d’esprits culturellement accomplis… qu’il est bien difficile de lui faire subir aujourd’hui l’épreuve d’un examen rationnel.
Est-ce la force de ce tabou et la crainte de l’excommunication qui font hésiter la critique ? De très bons auteurs appellent de leurs vœux un troisième, voire un quatrième humanisme. Comment, par quel découpage de l’histoire, en définissent-ils les trois formes antérieures ? En vérité, l’extrême modernité des plus anciennes projections humanistes, dès la fin du 16ème siècle, font de cette pensée un continuum dont seule l’évolution des techniques modifie l’apparence. Mais sous les apparences conjoncturelles de chaque modernité, le projet reste bien le même, avec ses ambitions prométhéennes, ses appétits illimités, ses promesses, ses fantasmes et ses acceptations des catastrophes « vertueuses »…
« …tout l’univers progresse perpétuellement et avec une liberté entière, de telle sorte qu’il s’avance toujours vers une civilisation supérieure. (…) La destruction et le ravage mêmes favorisent la conquête future d’un plus grand bien » (Leibniz 1697).
Pour ce qui est de la présente contribution, son long cheminement historique à la recherche du progrès et les quelques réflexions qui en découlent la portent à revendiquer hautement ce droit d’inventaire : le progrès humaniste est-il viable désormais ? A quelles conditions ?
Humanisme ou Ecologie ?
La réalité de limites matérielles ultimes impose une réorientation drastique de nos modes de vie. Le progrès humaniste est-il apte à faire, maintenant, sa propre grande révolution culturelle, à inventer à court terme une nouvelle manière d’habiter raisonnablement le monde, à préserver ainsi non seulement les droits des lointaines générations futures mais le droit à la survie de la prochaine génération ?
Aucun signe sérieux de cette aptitude n’est perceptible. La mise en scène de quelques gesticulations fortement médiatisées n’est pas à la hauteur de l’enjeu. Le développement durable, l’agriculture raisonnée, la réduction des gaz à effet de serre… permettent autant de beaux discours biaisés. Adossés, une nouvelle fois, à la promesse de nouveaux progrès technologiques salvateurs, ils sont une pommade d’urgence pour le court terme. Pour ce qui est du long terme, pourquoi s’en inquiéter puisque comme le disait avec cynisme l’économiste Keynes, « dans le long terme, nous serons tous morts ». En effet !
L’écologie utile, c’est beaucoup plus qu’un appendice environnemental greffé sur un productivisme de Gauche ou de Droite. La collaboration des Verts avec le parti socialiste, les sympathies à Droite du mouvement de Mme Lepage, ne sont pas cohérentes et ne servent pas l’écologie, si tant est que cela ait jamais été leur objectif.
Il n’y a d’autre issue pour les écologistes que d’assumer la rupture pour mieux faire vivre le projet (et le progrès !) d’une culture politique alternative, radicale dans son horizon, réformiste au jour le jour. Un projet où le corps et l’esprit, les désirs et la sagesse, le cœur et l’intelligence trouvent leur juste place dans un monde enfin apaisé.
C’est le projet même du Mouvement Écologiste Indépendant et, pour emprunter au célèbre Cantique des Cantiques, « cela s’appelle l’aurore ».
Jean-Roland Lassalle (1936-2013)
Saint-Nazaire, 2005
Notes :
1 - Erasmus : Programme d’échanges d’étudiants entre les universités européennes, mis en œuvre à la fin du 20ème siècle.
2 - Reconnaissance de dette : la présente contribution reprend mon intervention aux Journées d’été du MEI (août 2005). Elle doit beaucoup au petit livre de Pierre-André Taguieff (Du Progrès…Librio 2001) et aux pistes de lectures et de réflexion qu’il ouvre à ses lecteurs.
3 - Notre sujet est aussi cultivé avec talent dans un livre paru en octobre 2005, à lire absolument : Jean-Paul Besset : « Comment ne plus être progressiste… sans devenir réactionnaire ? » chez Fayard.
Comments